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La Psychologie en Algérie

Tibhirine : le dernier survivant témoigne

15 Octobre 2011 , Rédigé par Haddar Yazid Publié dans #Histoire

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Frère Jean-Pierre a accepté de se confier au Progrès (20/03/11), quinze ans après l’enlèvement des moines français et leur exécution en Algérie

« Allô ? Je vous ai fait attendre...» s’excuse, prévenant, le frère Jean-Pierre Schumacher, pourtant ponctuel au rendez-vous. Ce 4 mars 2011 au matin, il nous a accordé un entretien exceptionnel d’une heure au téléphone. Il se trouve au monastère Notre-Dame de l’Atlas, à Midelt, dans les montagnes du Maroc. C’est là que le moine s’est replié après le drame de Tibhirine, dont il est, à 87 ans, le dernier survivant. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept trappistes français dont il partageait l’engagement, avaient été enlevés dans l’abbaye d’Algérie, avant d’être assassinés, en pleine guerre civile. Frère Jean-Pierre avait échappé à l’enlèvement avec frère Amédée, depuis décédé.

Frère Jean-Pierre, pourquoi avez-vous accepté de nous livrer votre témoignage ?

C’est un devoir de faire connaître cette histoire. Peut-être est-ce pour cela que le Seigneur m’a gardé en vie. Je souhaite, entre autres, répondre aux questions que les gens peuvent se poser. Ce qui s’est passé est l’œuvre de Dieu. Il ne serait donc pas délicat de le cacher. Je parle pour la mémoire de mes compagnons et parce qu’il serait beau que leur expérience soit connue, aimée...

Ressentez-vous de la tristesse à l’approche du 26 mars ?

La mort des frères nous avait bouleversés et je ne peux oublier ces événements traumatisants. Mais, il ne s’agit pas de tristesse, non. Nous sommes heureux de renouveler le souvenir de ces vies offertes pour Dieu et pour l’Algérie, dans la joie et la reconnaissance. Le 26 mars sera pour moi un moment de recueillement encore plus profond.

Où étiez-vous la nuit de l’enlèvement ?

Il était 1 heure du matin, nous étions tous couchés (à l’abbaye Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine). Le frère Christian, le frère Luc, le frère Amédée et moi-même, étions en bas du monastère. Les cinq autres se trouvaient à l’étage. Comme j’étais portier, je dormais seul à la porterie (logement du frère portier). Je me suis réveillé au bruit de voix devant le portail de la porterie. Je me suis dit : « Les maquisards (nous les appelions « les frères de la montagne») sont là, sans doute qu’ils veulent des médicaments ou voir le docteur ». J’attendais qu’ils frappent au portail pour que je me manifeste. Mais, ils continuaient de discuter dans le jardin et je trouvais ça curieux.

Qu’avez fait alors ?

Je suis allé voir à la fenêtre, qui donnait sur le mur de clôture du monastère, pourvu d’une petite porte. Au moment où je regardais, j’ai vu quelqu’un entrer par cette petite porte : il portait une kalachnikov et avait la tête enturbannée. Cet individu est allé en direction de ceux qui parlaient devant le portail puis est entré en direction du lieu où dormait le frère Luc, le médecin. Je me suis demandé si ce n’était pas pour voir directement le frère Luc, qui laissait toujours sa porte ouverte la nuit, car il avait de l’asthme.

Aviez-vous peur ?

Peur non, pas vraiment. Mais, je n’étais pas très tranquille. Je pensais qu’ils étaient venus pour demander un service.

Et ensuite ?

J’ai entendu dehors une voix qui demandait : « Qui est le chef ?» C’était la voix de Christian (de Chergé), le prieur de notre communauté. Alors, je me suis dit : « C’est sûrement Christian qui a ouvert le portail pour entrer en relation avec leur chef ». S’il est avec eux, « ça va » ». Quelqu’un du groupe que je ne voyais pas a alors répondu à Christian : « C’est lui le chef, il faut lui obéir». Ce ton impératif m’a surpris : je le trouvais anormal.

Vous n’êtes pas sorti ?

J’aurais pu sortir, cela aurait été normal vu ma fonction de portier de nuit, mais comme Christian était avec eux, j’ai pensé : « Il se débrouille mieux que moi en arabe et il leur donnera ce qu’ils veulent... »

Vous les avez vus partir?

Au bout d’un quart d’heure - il était 1 heure et demie du matin -, j’ai entendu le bruit de la porte qui donnait sur la rue se fermer. J’ai pensé que Christian avait donné à ces gens ce qu’ils demandaient, et qu’ils venaient de s’en aller. Je me suis recouché... Peu après, on a frappé à ma porte. C’était le frère Amédée, accompagné d’une personne qui logeait à l’hôtellerie du monastère... «Sais-tu ce qui vient de se passer ? » me dit Amédée. « Les frères ont été enlevés, nous sommes seuls tous les deux, toi et moi ». Il venait de visiter les chambres qu’il avait trouvées en désordre. Les frères n’y étaient plus. Moi-même, je ne m’étais rendu compte de rien, n’ayant entendu aucun passage de personnes dans le couloir devant ma porte. Le seul bruit que j’ai entendu est celui de la porte donnant sur la rue se refermer. Les ravisseurs avaient dû sortir du bâtiment par la porte de derrière la maison pour emmener les frères, en contournant la chapelle. C’était la fin de la vie en communauté.

Pourquoi les ravisseurs ne sont-ils pas venus vous chercher ?

Mohamed, le gardien du monastère, m’a raconté par la suite que les ravisseurs étaient d’abord venus chez lui en lui donnant l’ordre de les amener auprès du frère Luc. Quand l’un des ravisseurs lui a demandé : « Ils sont bien sept ? ». Il a répondu : « C’est comme tu dis ». Mais nous étions neuf moines. C’est sans doute la raison pour laquelle Amédée et moi-même avons été laissés, car une fois le nombre sept rassemblé, ils ont quitté le monastère sans le fouiller. Mais nous ne pensions pas qu’ils avaient l’intention de les tuer. On croyait que c’était pour les utiliser pour quelque chose.

Qui a pu enlever les moines et les exécuter ?

Je me demande... Mohamed, le gardien du monastère m’a raconté - lors d’une rencontre ultérieure- qu’il avait lui-même été arrêté et contraint de conduire les maquisards vers les chambres des frères. L’un des ravisseurs avait donné l’ordre à l’un de ses « collègues» : « Va chercher une ficelle, il va voir celui-là ce que c’est que le GIA.» Il voulait l’égorger, lui, le gardien. Cette parole permet de penser qu’il s’agissait effectivement de membres du groupe islamique armé. Le gardien a réussi de justesse à leur échapper et à s’enfuir pour se cacher dans le jardin.

Avez-vous une intime conviction ?

Oui. C’était un groupe du GIA d’après les indications données par le gardien, mais ce groupe a pu être télécommandé par quelqu’un, selon des « on-dit ».

Télécommandé par qui ?

Je n’aime pas répondre à cette question car je n’ai aucune donnée certaine.

Vous pensez qu’un jour, on saura la vérité ?

On espère bien, mais quand ?

Frère Jean-Pierre, est-ce difficile d’être un rescapé ?

Nous vivions depuis trois ans déjà dans ce climat de grand danger et nous étions tous prêts à un événement de ce genre. De nuit en nuit, nous nous demandions : « Que va-t-il se passer ? » Aussitôt que j’ai appris l’enlèvement de mes frères, je me suis demandé pourquoi le Seigneur a permis que je ne sois pas emmené : est-ce que ma lampe n’était pas allumée au moment de son passage ? Ce questionnement m’a poursuivi, jusqu’au jour où une lettre reçue d’une mère abbesse, à qui je n’en avais pourtant jamais parlé, m’a donné la réponse que je regarde comme venue du Seigneur : « Il y a des frères à qui il a été demandé de témoigner par le don de leur vie; il y en a d’autres à qui il est demandé de témoigner à travers leur vie. » C’est beau mais ô combien exigeant.

A l’hiver 1993/1994, vous aviez pris collectivement la décision de rester à Tibhirine, malgré les dangers. Etait-ce le meilleur choix possible ?

Oui, parce que ce choix correspondait à notre vocation. Nous étions là au nom du Seigneur pour réaliser une communion d’amour fraternel. Nous avions la conscience ferme qu’il ne convenait pas que notre propos faiblisse et cède, au moment où il se trouvait confronté à la violence. Et les habitants tenaient à ce que notre communauté reste avec eux. Notre présence leur donnait un sentiment de sécurité. S’il était arrivé que notre présence soit ressentie comme un danger pour eux et qu’ils nous disent qu’il valait mieux partir, nous n’aurions pas hésité à nous soumettre à cette proposition. Dans la vie monastique, on prononce un vœu de stabilité qui consiste à promettre que l’on restera toute sa vie dans son monastère. Ce vœu a pris une dimension nouvelle en raison des liens tissés avec la population. C’était comme un mariage avec les gens ! Nous aurions eu le sentiment d’avoir été infidèles si nous les avions quittés avec l’intention de nous mettre nous-mêmes à l’abri, en laissant nos voisins dans le désarroi.

«Le martyre comme preuve d’amour», est-ce cela le message de Tibhirine ?

Oui. Et comme preuve de fidélité. Nos frères sont morts pour les raisons pour lesquelles ils ont choisi de rester. Cette fidélité leur a coûté la vie. Ce don qui est allé jusqu’à l’extrême, était consenti à l’avance comme une éventualité possible pour laquelle ils étaient prêts, quoi qu’il advienne.

Ces frères qui ont été vos compagnons de vie, sont-ils dans vos pensées ?

Je pense à eux tous les jours. Je reprends contact avec eux le matin, à l’oraison. Je pense qu’ils sont au Ciel et qu’ils doivent prier pour nous, pour nous aider à continuer notre vocation ici au Maroc, tout à fait dans le même esprit qu’à Tibhirine. Leur soutien nous est nécessaire. Nous ne sommes plus que trois au monastère de Midelt et deux seulement à être stabilisés.

Le film « Des hommes et des dieux» rend hommage aux moines de Tibhirine. Vous l’avez vu ?

Cela a été une grande joie [sa voix se voile légèrement]. J’étais très ému. En symbiose.

Ce film vous semble-t-il fidèle à la réalité ?

Oui. Il est magnifiquement fidèle. Même si quelques détails sont inexacts.

Par exemple ?

Quand on voit Amédée aller se cacher sous son lit, la nuit de l’enlèvement. Ce n’était pas le père Amédée, ça! (rire). Père Amédée était un homme sympathique, mais fort et viril. Il n’avait pas peur.

Et de vous voir vous, qu’est-ce que cela vous a fait ? Vous êtes-vous reconnu dans l’acteur Loïc Pichon ?

Je l’ai vu vivre des choses qu’effectivement j’avais vécues, je l’ai entendu dire des paroles que j’avais dites ; mais bien sûr, du point de vue physique, on ne se ressemble pas du tout! (rire) Mais ça ne fait rien, l’essentiel, c’est le message.

Quel message ?

Celui de la convivialité entre frères, du partage et de l’entraide dans les moments difficiles; celui de l’accueil mutuel possible, et chaleureux même, entre croyants de l’islam et disciples du Christ; celui de l’ouverture à Dieu, non seulement dans la prière des offices divins mais aussi dans la soumission courageuse dans le quotidien et le danger.

Quinze années se sont écoulées depuis le drame. Un retour des moines à Tibhirine est-il possible ?

C’est difficile à dire. Il existe une réticence des autorités algériennes. Il est impossible de loger en permanence là-bas, parce que la zone est officiellement considérée comme « dangereuse ». Au mieux, on peut y passer une nuit ou deux par semaine. (...) Des habitants de Tibhirine sont restés en relation avec nous et ils nous écrivent. Ils désirent que nous revenions parmi eux...

Le 26 mars à Lyon, des catholiques et des musulmans se recueilleront ensemble à la mémoire des moines de Tibhirine. Qu’avez-vous à leur dire ?

Que pourrais-je leur dire ? (Il réfléchit un moment). Que je suis très heureux que des relations comme celles qui existaient entre catholiques et musulmans à Tibhirine, se poursuivent à différents niveaux! L’initiative lyonnaise est très belle. Chacun doit respecter l’originalité de l’autre, s’encourager à progresser, à cohabiter. A Tibhirine, nous avions des échanges exceptionnels avec des soufis. Ils utilisaient l’image de l’échelle à double pente pour illustrer les relations entre chrétiens et musulmans : « Vous montez d’un côté vers Dieu. Nous montons de l’autre. Plus on approche du haut de cette échelle vers le Ciel, plus on est proches

les uns des autres et réciproquement. Et plus on se rapproche les uns des autres, plus on est proches de Dieu ». Il y a dans cette image une théologie interreligieuse.

Frère Jean-Pierre, nous arrivons au terme de cet entretien. Dites-nous : qu’avez-vous prévu de faire de votre fin de matinée ?

Oh... Je suis en retard dans la comptabilité du monastère! (rire). En plus de cela, je reçois beaucoup de courrier depuis le film. J’aimerais pouvoir répondre à tous ces gens qui m’envoient des lettres émouvantes...

NOTE
Retrouvez une version plus développée de cet article sur le site internet (www.leprogres.fr).

« Le Progrès» publiera le 26 mars une enquête, avec photos et témoignages inédits, sur les liens étroits entretenus avec nos régions par six des huit moines qui vivaient à Tibhirine. Entretien réalisé par Nicolas Ballet 

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